Le silence de Camille : une mère face à l’indicible
— Camille, décroche… s’il te plaît, décroche…
Ma voix tremble alors que je laisse, pour la cinquième fois ce matin, un message sur le répondeur de ma fille. Depuis qu’elle a épousé Julien et qu’ils se sont installés dans ce village perdu de la Creuse, on s’appelle tous les deux jours. Mais là, rien. Pas un texto, pas un appel. Une semaine de silence. Je sens une angoisse sourde me ronger, comme un mauvais pressentiment qui ne me lâche plus.
Je n’ai jamais aimé Julien. Trop lisse, trop poli, trop… contrôlant. Mais Camille disait qu’il la rendait heureuse, alors j’ai fermé les yeux. Aujourd’hui, je ne peux plus. Je saute dans ma vieille Clio et prends la route, le cœur battant à tout rompre.
Le trajet me semble interminable. Les paysages défilent, mais je ne vois rien. Je repense à la dernière conversation avec Camille : « Maman, tout va bien, arrête de t’inquiéter ! » Mais sa voix sonnait faux, comme si elle jouait un rôle.
En arrivant devant leur maison, je remarque que les volets sont mi-clos. Je frappe à la porte. Pas de réponse. J’insiste, frappe plus fort. Enfin, la porte s’ouvre sur Julien, l’air agacé.
— Hélène ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Où est Camille ?
Il hésite, puis me laisse entrer sans un mot. L’intérieur est sombre, silencieux. Je monte directement à l’étage, poussée par une intuition maternelle qui ne m’a jamais trompée.
Camille est là, assise sur le bord du lit, les yeux rouges et gonflés. Elle sursaute en me voyant.
— Maman…
Je m’approche d’elle et prends ses mains dans les miennes. C’est là que je remarque ses ongles : ils sont cassés, arrachés par endroits, certains saignent encore. Mon sang se glace.
— Camille… qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Elle baisse la tête, évite mon regard. Julien apparaît derrière moi.
— Elle a eu une crise d’angoisse. Elle s’est fait ça toute seule.
Mais je sens qu’il ment. Je serre plus fort les mains de ma fille.
— Dis-moi la vérité.
Un silence pesant s’installe. Camille tremble. Je vois dans ses yeux une détresse profonde, un appel au secours muet.
— Maman… je…
Elle éclate en sanglots. Julien tente de l’interrompre mais je me dresse entre eux.
— Tu ne touches pas à ma fille !
Il recule, surpris par ma détermination. Camille se jette dans mes bras.
— Il me fait du mal, maman… Il me surveille tout le temps… Il m’empêche de t’appeler… Il devient violent quand je veux sortir ou parler à quelqu’un…
Mon cœur se brise en mille morceaux. Comment ai-je pu ne rien voir ? Comment ai-je pu laisser ma fille partir avec cet homme ?
Je prends une décision immédiate :
— On s’en va maintenant.
Julien tente de s’interposer mais je crie si fort que les voisins doivent nous entendre :
— Si tu t’approches encore d’elle, j’appelle la gendarmerie !
Je prends Camille par la main et nous descendons précipitamment les escaliers. Dehors, l’air frais nous gifle le visage. Je sens sa main trembler dans la mienne mais aussi une sorte de soulagement.
Dans la voiture, elle reste silencieuse un moment puis murmure :
— J’avais honte… Je croyais que c’était de ma faute…
Je lui caresse les cheveux comme quand elle était petite.
— Ce n’est jamais ta faute. Jamais.
Sur le chemin du retour vers Paris, elle s’endort enfin contre mon épaule. Je regarde la route défiler et je pense à toutes ces femmes qui vivent la même chose en silence, dans nos campagnes ou nos villes, cachées derrière des façades tranquilles.
Arrivées chez moi, je l’installe dans sa chambre d’enfant. Je sais que tout ne sera pas simple : il faudra porter plainte, affronter les regards du village, reconstruire sa confiance en elle… Mais au moins elle est en sécurité.
Le soir venu, alors que je regarde Camille dormir paisiblement pour la première fois depuis longtemps, une question me hante : Combien de mères ignorent ce qui se passe vraiment derrière les portes closes ? Et vous, auriez-vous eu le courage d’agir face au silence ?