Entre Deux Portes : L’appartement interdit de ma belle-mère
« Tu ne mettras jamais les pieds dans cet appartement, Camille. Je te connais, une fois installée, je ne pourrai plus jamais t’en déloger ! »
La voix de Patricia résonne encore dans ma tête, sèche et tranchante comme une gifle. Ce soir-là, j’étais restée figée sur le palier, les clés de notre minuscule studio serrées dans la main, le cœur battant trop fort. Julien, mon mari, n’avait pas osé lever les yeux vers moi. Il savait que sa mère venait de poser une barrière invisible mais infranchissable entre nous.
Depuis trois ans, nous vivons dans un vingt-cinq mètres carrés sous les toits à la Croix-Rousse. Les murs sont si fins que j’entends le voisin éternuer. Chaque matin, je me cogne l’orteil contre la table basse en essayant de me faufiler jusqu’à la salle de bain. Julien travaille en horaires décalés à l’hôpital Édouard-Herriot ; moi, je suis professeure des écoles dans le 7ème arrondissement. Nos salaires ne nous permettent pas de louer plus grand dans Lyon. Pourtant, à deux rues de là, un appartement lumineux et spacieux attend… vide. Celui de Patricia.
Je me souviens du jour où j’ai osé aborder le sujet :
— Patricia, tu sais, avec Julien on galère vraiment dans notre studio… Peut-être qu’on pourrait te louer ton appartement ? On paierait un loyer normal, bien sûr.
Elle a éclaté de rire, un rire froid qui ne monte jamais jusqu’à ses yeux.
— Et puis quoi encore ? Tu crois que je vais me compliquer la vie avec des histoires de famille ? Non, non, non. Cet appartement, c’est mon assurance retraite. Je ne veux pas d’embrouilles.
Julien avait tenté d’intervenir :
— Maman, on ne te demande pas un cadeau…
Mais elle l’avait coupé net :
— Je t’ai déjà dit non. Et puis Camille… Elle a toujours des idées derrière la tête.
Cette phrase m’a transpercée. Depuis ce jour, chaque repas de famille est devenu un champ de mines. Patricia me lance des piques à peine voilées :
— Tu sais, à notre époque, on se débrouillait sans rien demander à personne…
Ou bien :
— Certains veulent tout tout de suite. Mais la vie, c’est pas comme ça.
Julien se renferme. Il ne veut pas choisir entre sa mère et moi. Mais moi, je sens la colère monter chaque fois que je passe devant l’immeuble où l’appartement attend, vide et silencieux. Parfois, j’imagine la lumière qui filtre à travers les rideaux, le parquet qui craque sous mes pieds nus… Un rêve inaccessible.
Un soir d’automne, alors que la pluie tambourinait contre les vitres de notre studio, j’ai craqué.
— Tu trouves ça normal ? Ta mère préfère laisser un appartement vide plutôt que d’aider son propre fils ?
Julien a soupiré :
— Elle a toujours été comme ça. Elle ne fait confiance à personne… Même pas à moi.
J’ai senti les larmes monter. Ce n’était pas seulement une question d’appartement. C’était une question de place dans cette famille. De reconnaissance. De confiance.
Quelques semaines plus tard, Patricia a organisé un déjeuner pour l’anniversaire de Julien. Toute la famille était là : son frère Paul et sa femme Sophie, leurs deux enfants bruyants, la tante Monique qui radote sur ses chats… L’ambiance était tendue. Au dessert, Paul a lancé :
— Dis donc maman, tu comptes faire quoi de ton deuxième appart ?
Patricia a haussé les épaules :
— Je le garde pour plus tard. On ne sait jamais ce que la vie réserve.
Sophie a glissé à voix basse :
— Tu pourrais au moins le prêter à Camille et Julien…
Patricia a planté son regard dans le mien :
— Je préfère éviter les histoires. On sait comment ça finit, ces trucs-là.
Un silence gênant s’est installé. J’ai eu envie de hurler. De lui demander ce qu’elle me reprochait vraiment. Mais j’ai ravagé ma part de tarte en silence.
Le soir même, j’ai reçu un message de Sophie : « Courage Camille… Elle finira bien par changer d’avis. » Mais au fond de moi, je savais que non.
Les mois ont passé. La tension s’est installée comme une moisissure sur les murs humides de notre studio. Un matin d’hiver, alors que je corrigeais des copies sur la table branlante de la cuisine, j’ai entendu Julien parler au téléphone dans l’entrée.
— Oui maman… Non maman… Je comprends… Oui…
Il est revenu pâle comme un linge.
— Elle veut vendre l’appartement.
J’ai cru m’effondrer.
— Mais… pourquoi ?
— Elle dit qu’elle ne veut pas de problèmes plus tard. Que c’est mieux comme ça.
J’ai compris alors que ce n’était pas seulement une question d’argent ou de logement. C’était une question de contrôle. Patricia voulait garder la main sur sa vie — et sur la nôtre.
Ce soir-là, j’ai pris une décision. J’ai écrit une lettre à Patricia. Pas pour la supplier ni pour lui faire des reproches. Juste pour lui dire ce que je ressentais :
« Chère Patricia,
Je comprends que cet appartement représente beaucoup pour toi. Mais sache que ce n’est pas l’appartement qui me fait mal — c’est ta méfiance envers moi. J’aurais aimé faire partie de ta famille autrement qu’en étant celle dont tu te méfies toujours… »
Je n’ai jamais eu de réponse.
Aujourd’hui encore, chaque fois que je passe devant cet immeuble aux volets clos, je me demande si un jour les choses auraient pu être différentes. Si j’aurais pu être acceptée pour ce que je suis — et non pour ce qu’on croit que je pourrais prendre ou voler.
Est-ce qu’on peut vraiment construire une famille quand la confiance manque dès le départ ? Ou sommes-nous condamnés à rester chacun derrière nos portes closes ?