Je refuse de m’éteindre dans un travail qui me détruit

— Benjamin ! Tu peux venir m’aider, s’il te plaît ?

Silence. Pas même le bruit de ses pas dans le couloir. Je serre les dents, mes doigts s’enfonçant dans les poignées des sacs de courses. Mon dos me lance, mes jambes tremblent. Je dépose tout sur la table de la cuisine dans un fracas de bocaux et de boîtes de conserve. J’ai envie de pleurer, mais je ravale mes larmes. Encore une journée à courir partout, à supporter les remarques acides de mon chef, à sourire aux clients qui me regardent à peine. Et maintenant, je dois encore tout gérer à la maison.

Je m’appelle Christine Morel, j’ai trente-sept ans, et je vis à Nantes. Je travaille depuis dix ans comme caissière dans un supermarché du centre-ville. Ce n’était pas censé durer. J’avais des rêves, des projets. Mais la vie, les factures, la peur du vide…

Benjamin sort enfin du salon, les yeux rivés sur son téléphone.
— Tu veux que je t’aide à ranger ? demande-t-il d’un ton distrait.

Je le fixe, épuisée.
— Non, laisse tomber. C’est déjà fait.

Il hausse les épaules et retourne s’affaler sur le canapé. Je sens la colère monter en moi comme une vague noire. Pourquoi c’est toujours moi ? Pourquoi tout repose sur mes épaules ?

Le lendemain matin, je me réveille avec la boule au ventre. Le réveil sonne trop tôt, comme chaque jour. Dans le bus, je regarde les visages fermés autour de moi. On dirait qu’on porte tous le même masque de fatigue et de résignation. Au travail, mon chef, Monsieur Lefèvre, me lance un regard désapprobateur.
— Christine, il faut sourire un peu plus aux clients ! On n’est pas là pour faire la tête !

Je serre les dents. Il ne sait rien de ma vie. Il ne sait rien de mes rêves étouffés.

À la pause déjeuner, je retrouve ma collègue et amie, Sophie.
— Tu vas tenir encore longtemps comme ça ? me demande-t-elle doucement.

Je baisse les yeux.
— Je ne sais pas… J’ai l’impression d’étouffer.

Sophie me prend la main.
— Tu vaux mieux que ça, tu le sais ?

Ses mots résonnent en moi toute la journée. Et le soir, en rentrant chez moi, je prends une décision. Je ne veux plus survivre. Je veux vivre.

Le dîner est silencieux. Benjamin regarde la télé, moi mon assiette. Je prends une grande inspiration.
— Benjamin… Il faut qu’on parle.

Il coupe le son et me regarde enfin.
— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je ne peux plus continuer comme ça. Ce boulot me tue à petit feu. J’ai envie de changer, de faire autre chose…

Il soupire.
— Tu veux faire quoi ? On a besoin de ton salaire pour payer le loyer !

— Je sais… Mais je pourrais reprendre mes études à distance, ou chercher autre chose…

Il hausse le ton.
— Tu rêves ! À ton âge ? Et si ça ne marche pas ? Tu veux qu’on finisse à la rue ?

Ses mots me blessent plus que je ne veux l’admettre. Mais au fond de moi, une petite voix refuse de se taire.

Les jours suivants sont tendus à la maison. Ma mère m’appelle :
— Christine, tu as pensé à ta sécurité ? Tu sais combien c’est difficile de retrouver du travail aujourd’hui…

Mon père est plus dur encore :
— Arrête de rêver ! La vie c’est pas un conte de fées !

Mais je tiens bon. J’envoie des CV, je contacte une conseillère Pôle Emploi, je commence à regarder des formations en ligne pour devenir assistante sociale — mon rêve d’adolescente.

Un soir, alors que je révise dans la cuisine, Benjamin entre furieux.
— Tu comptes vraiment tout foutre en l’air pour un caprice ?

Je me lève d’un bond.
— Ce n’est pas un caprice ! J’ai le droit d’exister aussi ! J’ai le droit d’être heureuse !

Il claque la porte derrière lui. Je m’effondre en larmes sur la table. Mais au fond de moi, je sens une force nouvelle naître.

Les semaines passent. Je décroche un entretien pour un poste d’aide administrative dans une association locale. Le salaire est plus bas, mais l’ambiance humaine et solidaire me fait rêver. Je prépare mon entretien avec acharnement.

Le jour J, je tremble comme une feuille devant la porte du bureau. La responsable, Madame Dubois, m’accueille avec chaleur.
— Pourquoi voulez-vous changer de voie à votre âge ?

Je réponds sans détour :
— Parce que j’ai compris que je ne voulais plus passer ma vie à survivre. Je veux aider les autres et donner du sens à mes journées.

Elle sourit doucement.
— C’est courageux ce que vous faites.

Quelques jours plus tard, elle m’appelle : j’ai le poste.

J’annonce la nouvelle à Benjamin. Il ne dit rien pendant un long moment.
— Si tu fais ça… tu sais que ça va être dur pour nous ?

Je hoche la tête.
— Oui. Mais je préfère affronter les difficultés que continuer à mourir à petit feu dans un travail qui me détruit.

Il finit par partir chez ses parents quelques jours plus tard. Ma mère m’appelle en pleurant :
— Tu vas tout perdre !

Mais moi… Moi je respire enfin.

Aujourd’hui, cela fait six mois que j’ai changé de vie. J’ai perdu Benjamin — ou peut-être qu’il s’est perdu lui-même — mais j’ai retrouvé ma dignité et mon sourire. Mon père ne comprend toujours pas mon choix ; ma mère commence doucement à accepter que sa fille puisse être heureuse autrement.

Parfois je doute encore. Parfois j’ai peur du lendemain. Mais chaque matin, quand j’ouvre les yeux sans cette boule au ventre, je sais que j’ai fait le bon choix.

Est-ce qu’on doit vraiment sacrifier sa vie pour un travail qui nous détruit ? Ou bien avons-nous tous le droit de chercher notre propre bonheur — même si cela dérange ceux qui nous entourent ?