Dix ans d’attente : Le choix d’Isabelle et le poids du silence
— Tu pourrais au moins essayer, Isabelle ! Ce n’est qu’un mi-temps à la bibliothèque municipale, tu aimes lire, non ?
La voix de Marie résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Dix ans que je vis ici, dans cette maison aux volets bleus, héritée de la grand-mère de Nathan. Dix ans que je me lève chaque matin avec la même boule au ventre, guettant le moindre reproche, le moindre soupir.
Nathan est déjà parti à l’usine. Il part tôt, rentre tard, les mains abîmées par le métal et la fatigue. Je l’entends parfois soupirer dans son sommeil. Mais il ne dit rien. Il ne m’a jamais vraiment demandé pourquoi je ne travaillais pas. Peut-être qu’il a peur de la réponse. Ou peut-être qu’il sait déjà.
Marie, elle, n’a pas peur des mots. Depuis qu’elle a emménagé avec nous après sa chute l’hiver dernier, elle me scrute du matin au soir. Elle compte les pièces dans le porte-monnaie, surveille les courses, critique mes choix. « On ne peut pas vivre éternellement sur le dos de Nathan », répète-t-elle.
Je voudrais lui crier que je ne suis pas paresseuse. Que chaque matin, je me bats contre une angoisse sourde qui me paralyse. Mais comment expliquer ce vide qui m’envahit dès que je pense à sortir, à affronter les autres ? Comment lui dire que l’idée même d’un entretien d’embauche me donne envie de pleurer ?
— Isabelle, tu m’écoutes ?
Je sursaute. Marie me fixe, les bras croisés sur sa blouse à fleurs.
— Oui… Oui, je t’écoute.
— Alors pourquoi tu refuses ce travail ? Tu sais très bien qu’on n’a plus les moyens. Nathan se tue à la tâche !
Je baisse les yeux. Je sens la honte monter, brûlante. Je voudrais disparaître dans le carrelage froid.
— Je… Je ne peux pas…
— Tu ne veux pas, tu veux dire !
Sa voix claque comme une gifle. Je ravale mes larmes. Si seulement elle savait…
Le soir venu, Nathan rentre, épuisé. Il embrasse Marie sur la joue, me sourit timidement. Nous dînons en silence. La soupe est tiède, les regards lourds.
Après le repas, Marie s’enferme dans sa chambre en marmonnant. Nathan s’assoit à côté de moi sur le canapé.
— Ça va ?
Je hoche la tête sans conviction.
— Maman est inquiète… Tu sais, elle veut juste nous aider.
Je sens la colère monter malgré moi.
— Elle veut surtout que je sois comme elle ! Forte, courageuse… Moi je n’y arrive pas !
Nathan soupire.
— Tu pourrais essayer… Juste essayer…
Je me lève brusquement et monte dans notre chambre. Je ferme la porte à clé et m’effondre sur le lit. Les souvenirs affluent : mon père qui criait quand j’étais petite, ma mère qui pleurait en silence. Les années d’école où j’étais « la fille bizarre », celle qui ne parlait jamais. J’ai cru qu’en épousant Nathan, tout changerait. Mais on n’échappe pas à soi-même.
Les jours passent, rythmés par les mêmes disputes, les mêmes silences pesants. Un matin, Marie frappe à ma porte.
— Isabelle… Je peux entrer ?
Sa voix est plus douce que d’habitude. J’acquiesce.
— Je voulais m’excuser… Je suis dure avec toi. Mais tu comprends… J’ai peur pour mon fils. Il s’épuise.
Je sens mes défenses s’effondrer.
— J’ai peur aussi…
Marie s’assied près de moi et prend ma main dans la sienne.
— Tu sais… Moi aussi j’ai eu peur autrefois. Quand mon mari est mort, j’ai cru que je n’y arriverais jamais seule avec Nathan… Mais on trouve des forces qu’on ne soupçonnait pas.
Je la regarde, surprise par cette confidence inattendue.
— Tu crois que je pourrais y arriver ?
Elle sourit tristement.
— Il faut essayer… Pour toi d’abord.
Ce soir-là, j’attends Nathan dans le salon. Quand il rentre, je lui prends la main.
— J’ai envie d’essayer… Peut-être pas tout de suite… Mais bientôt.
Il me serre fort contre lui.
— On fera ça ensemble.
Pour la première fois depuis longtemps, je sens une lueur d’espoir poindre au fond de moi. Peut-être que je peux changer. Peut-être que je peux être plus forte que mes peurs.
Mais dites-moi… Est-ce qu’on peut vraiment se libérer du passé ? Ou bien sommes-nous condamnés à répéter les mêmes erreurs ?