Entre Sœurs, Entre Fils : Le Poison de la Comparaison
« Tu vois, maman ? Encore une fois, c’est Paul qui a gagné le tournoi d’échecs. » La voix de Claire résonne dans la cuisine, tranchante, presque accusatrice. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Je n’ai pas le temps de répondre que Sophie, sa sœur cadette, entre à son tour, le sourire facile, tenant la main de son fils, Louis. « Oh, tu sais, Paul a beaucoup travaillé… Mais Louis a eu les félicitations du jury pour son exposé en histoire ! »
Je ferme les yeux un instant. Depuis leur enfance, mes filles n’ont jamais su s’aimer sans se comparer. Claire, l’aînée, a toujours eu du mal à trouver sa place : timide à l’école, maladroite dans ses amitiés, elle semblait lutter contre le monde entier. Sophie, elle, traversait la vie comme une danseuse sur un fil invisible : populaire, brillante, solaire. Je me souviens encore des bulletins scolaires : « Sophie est un rayon de soleil », « Claire doit faire plus d’efforts ». Et moi, pauvre Hélène, je tentais d’équilibrer l’amour que je leur portais, sans jamais réussir à effacer ce fossé.
Les années ont passé. Chacune a fondé sa famille. Mais la rivalité n’a pas disparu ; elle s’est métamorphosée. Aujourd’hui, c’est entre Paul et Louis que tout se joue. Paul, le fils de Claire, est un garçon sensible et anxieux. Louis, celui de Sophie, déborde d’assurance. À chaque repas de famille, chaque anniversaire, chaque Noël, la compétition s’invite à table.
« Tu as vu les notes de Louis ? » demande Claire à voix basse, pensant que je ne l’entends pas. « Il paraît qu’il a sauté une classe… »
Sophie hausse les épaules : « Paul est très doué en musique. Il compose déjà ses propres morceaux ! »
Je voudrais crier : « Arrêtez ! Ce ne sont que des enfants ! » Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je me contente d’un sourire crispé.
Un dimanche de printemps, tout a explosé. Nous étions réunis dans le jardin pour fêter l’anniversaire de mon mari, Gérard. Les garçons jouaient au ballon sous le cerisier. Soudain, Paul s’est mis à pleurer. Louis venait de lui dire : « Tu n’es même pas capable de marquer un but ! »
Claire a accouru vers son fils : « Ce n’est pas grave mon chéri, tu es bien meilleur en maths que lui ! »
Sophie a répliqué aussitôt : « Ce n’est qu’un jeu… Il faut apprendre à perdre aussi ! »
Le ton est monté. Les deux sœurs se sont lancées des reproches vieux comme le monde :
— Tu as toujours voulu être la meilleure !
— Parce que toi tu ne supportes pas qu’on me félicite !
— Tu pousses ton fils à bout pour qu’il me dépasse !
— Et toi tu veux que tout le monde admire Louis !
Gérard a tenté d’intervenir : « Ce n’est pas le moment… » Mais rien n’y faisait.
Je me suis sentie vieille et inutile. J’ai regardé mes petits-fils s’éloigner chacun de leur côté, les épaules basses. Et j’ai compris que la rivalité des mères était devenue le fardeau des enfants.
Le soir même, j’ai appelé Claire. Sa voix était sèche : « Tu vas encore me dire que je dois faire des efforts ? Que je dois être comme Sophie ? »
J’ai murmuré : « Non… Je voudrais juste que tu sois heureuse. Que tu laisses Paul être lui-même. »
Elle a soupiré longuement : « Tu ne comprends pas… Toute ma vie j’ai été comparée à elle. Même toi… Tu ne t’en rends pas compte mais tu l’as fait aussi. »
J’ai senti une larme couler sur ma joue. Peut-être avait-elle raison. Peut-être avais-je semé cette graine sans le vouloir.
Quelques jours plus tard, j’ai invité Sophie à déjeuner. Elle est arrivée rayonnante comme toujours.
« Maman, tu as l’air fatiguée… »
J’ai pris sa main : « Sophie… Est-ce que tu te rends compte de ce qui se passe entre vous deux ? »
Elle a baissé les yeux : « Je sais… Mais c’est plus fort que moi. J’ai toujours eu peur qu’on m’aime moins si je ne réussissais pas tout… »
Pour la première fois depuis longtemps, j’ai vu ma fille vulnérable.
Depuis cet après-midi-là, j’essaie de changer les choses. J’organise des activités où il n’y a ni gagnant ni perdant : des promenades en forêt, des ateliers cuisine où chacun met la main à la pâte. Mais la jalousie rôde toujours dans un coin du salon.
Un soir d’été, alors que je rangeais la vaisselle après un dîner tendu, Paul est venu me voir.
« Mamie… Pourquoi maman veut toujours que je sois meilleur que Louis ? »
Je me suis accroupie pour être à sa hauteur.
« Parce qu’elle t’aime très fort et qu’elle voudrait que tu sois heureux… Mais parfois on se trompe sur la façon d’aimer. »
Il m’a regardée avec ses grands yeux tristes : « Moi je voudrais juste qu’on soit amis… »
Mon cœur s’est serré.
Aujourd’hui encore, je cherche comment briser cette chaîne qui nous enferme tous dans la comparaison et la jalousie. Est-ce possible d’apprendre à aimer sans mesurer ? Est-ce que nos enfants peuvent guérir des blessures qu’on leur transmet sans le vouloir ?
Et vous… avez-vous déjà ressenti ce poison silencieux dans votre famille ? Comment avez-vous réussi à en sortir ?