L’économie de Michelle : Quand l’amour devient une cage
— Tu as encore laissé la lumière du couloir allumée, François !
La voix de Michelle résonne dans l’appartement plongé dans la pénombre. Je sursaute, la télécommande à la main, hésitant à allumer la télévision. Depuis des mois, chaque geste du quotidien est surveillé, compté, pesé. Je vis dans un deux-pièces à Lyon, mais parfois j’ai l’impression d’habiter une cellule sans fenêtre.
Michelle n’a pas toujours été comme ça. Quand on s’est rencontrés à la fac, elle riait fort, elle aimait les petits plaisirs : un café en terrasse, une pâtisserie chez Paul. Mais depuis qu’elle a perdu son emploi à la mairie, quelque chose s’est brisé. Elle a commencé à noter toutes nos dépenses dans un carnet bleu. Au début, je trouvais ça mignon, presque rassurant. Mais très vite, c’est devenu une obsession.
— On ne peut pas continuer comme ça, Michelle…
Elle me regarde avec ses yeux fatigués, cernés par les nuits blanches passées à calculer nos factures EDF.
— Tu crois que l’argent pousse sur les arbres ? Tu veux finir comme mes parents, à vendre leurs bijoux pour payer le chauffage ?
Je baisse la tête. Je n’ai jamais manqué de rien enfant, mais je comprends sa peur. Pourtant, vivre ainsi…
Le soir, on dîne à la lumière d’une bougie Ikea qui sent le plastique fondu. Michelle pèse les pâtes au gramme près. Le fromage est devenu un luxe réservé au dimanche. Elle refuse toute sortie : « On a Netflix, pourquoi aller au cinéma ? » Même les anniversaires sont réduits à une carte faite main et un gâteau sec.
Un samedi matin, je tente une rébellion silencieuse. J’achète une baguette tradition au lieu de la classique. Michelle le remarque aussitôt.
— Tu sais combien ça coûte en plus par an ?
Je soupire. Je ne sais plus comment lui parler sans déclencher une dispute. Mes amis ne viennent plus à la maison : « On ne veut pas déranger Michelle », disent-ils avec un sourire gêné.
Un soir d’hiver, alors que le froid s’infiltre sous la porte mal isolée, je craque.
— J’en peux plus, Michelle ! On vit comme des fantômes !
Elle se fige, les mains serrées sur sa tasse de chicorée tiède.
— Tu crois que ça me fait plaisir ? Tu crois que j’aime ça ?
Sa voix tremble. Pour la première fois depuis longtemps, je vois ses yeux briller de larmes.
— J’ai peur, François… J’ai peur qu’on se retrouve à la rue. J’ai peur de manquer.
Je m’approche d’elle, mais elle se détourne. Le silence s’installe entre nous comme un mur invisible.
Les semaines passent. Je me surprends à rêver d’un appartement lumineux, d’un dîner entre amis, d’un week-end à Annecy. Mais tout cela me semble inaccessible.
Un dimanche matin, ma mère m’appelle.
— Tu as l’air fatigué, mon grand… Tu veux venir déjeuner ?
Je mens : « On a beaucoup de travail… » En réalité, Michelle refuse toute invitation : « Ça coûte trop cher en essence. »
Un soir, alors que je rentre du travail plus tôt que prévu, je surprends Michelle en train de fouiller dans les poubelles du voisinage pour récupérer des coupons de réduction.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle sursaute, honteuse.
— Je voulais juste… économiser sur les courses.
Je sens la colère monter en moi.
— Ce n’est plus de l’économie, Michelle ! C’est de la survie ! On n’est pas des clochards !
Elle éclate en sanglots. Je m’assois à côté d’elle sur le carrelage froid de la cuisine.
— On ne peut pas continuer comme ça… On doit demander de l’aide.
Elle secoue la tête.
— Je ne veux pas qu’on me prenne en pitié.
Je prends sa main dans la mienne.
— Ce n’est pas de la pitié. C’est de l’amour. On a le droit d’être heureux aussi.
Le lendemain, je prends rendez-vous avec une assistante sociale. Michelle refuse de m’accompagner. Mais peu à peu, elle accepte de lâcher prise : on allume la lumière dans le salon, on s’offre une pizza à emporter un vendredi soir. C’est peu, mais c’est un début.
Pourtant, rien n’est simple. Les vieilles peurs reviennent vite : un courrier inattendu suffit à replonger Michelle dans l’angoisse. Parfois je me demande si notre couple survivra à cette épreuve.
Ce soir encore, alors que je regarde Michelle préparer le dîner dans la lumière douce de notre cuisine enfin éclairée, je me demande : combien de couples vivent ainsi dans le silence et la honte ? Est-ce vraiment l’argent qui détruit l’amour… ou bien la peur du manque ?