Le Mixeur de Trop : Chronique d’une Désillusion au Carrefour de la Vie
— Tu vas encore acheter un truc inutile, Camille ?
La voix de ma mère résonne derrière moi, sèche, tranchante comme un couteau de cuisine. Je serre la poignée du chariot, mes doigts blanchissent. Devant moi, le rayon électroménager s’étale, lumineux, presque provocant. Les mixeurs sont alignés comme des soldats prêts à l’assaut. Je respire fort, tentant d’ignorer le jugement dans les yeux de ma mère. Aujourd’hui, c’est MON jour. Je veux ce mixeur. J’en ai besoin. Pour mes smoothies du matin, pour mes soupes du soir, pour prouver à tout le monde — à elle surtout — que je peux être organisée, adulte, responsable.
— Ce n’est pas inutile, maman. J’ai économisé pour ça.
Elle hausse les épaules, soupire. Je sens son regard peser sur moi alors que j’avance vers l’étagère. Le modèle que j’ai repéré sur Internet est là, brillant sous la lumière crue du néon. 129 euros. C’est cher, mais il est parfait : bol en verre, trois vitesses, fonction glace pilée…
Je tends la main, caresse le carton. Un frisson d’excitation me parcourt. Je me vois déjà préparer des gaspachos pour mes amis, des purées pour mon petit frère Paul, qui ne mange rien d’autre depuis qu’il a perdu ses dents de lait. Je me vois enfin adulte, indépendante.
Mais la voix de ma mère revient à la charge :
— Tu sais qu’il y a les soldes la semaine prochaine ? Tu pourrais attendre…
Je me retourne brusquement.
— Et si je rate l’occasion ? Il n’y en aura peut-être plus !
Elle me regarde longuement, puis détourne les yeux vers son téléphone. Elle pianote un message à ma sœur, sans doute pour lui raconter mon « caprice » du jour.
Je sens la colère monter. Pourquoi faut-il toujours justifier mes choix ? Pourquoi chaque achat devient-il un débat ?
Je prends le mixeur et le pose dans le chariot avec un bruit sec. Ma mère ne dit rien. Nous avançons dans les allées, silencieuses, chacune enfermée dans ses pensées.
À la caisse, je sors mon portefeuille. Mes mains tremblent légèrement. 129 euros… C’est presque tout ce qu’il me reste sur mon compte après le loyer et les courses du mois. Mais tant pis. Je veux ce mixeur.
La caissière me sourit gentiment :
— Vous avez vu ? La semaine prochaine, il passe à 89 euros avec la promo anniversaire !
Un coup de massue. Ma mère me lance un regard triomphant.
— Tu vois ! Je te l’avais dit !
Je sens mes joues brûler de honte et de frustration. Trop tard pour reculer. Je paie, la gorge serrée.
Sur le parking, ma mère ne peut s’empêcher d’en rajouter :
— Tu ne m’écoutes jamais… Toujours à foncer tête baissée !
Je serre les dents. Les larmes me montent aux yeux mais je refuse de pleurer devant elle.
De retour à l’appartement, je déballe le mixeur avec rage. Je le branche, j’y mets des fraises et du lait. Le bruit du moteur couvre mes sanglots étouffés.
Le soir venu, Paul rentre de l’école. Il court vers moi :
— Tu as fait une soupe ?
Je lui tends un bol fumant. Il sourit, ravi. Pour lui, peu importe le prix du mixeur ou mes regrets. Il est heureux.
Mais moi ? Je reste là, assise sur le carrelage froid de la cuisine, le regard perdu dans la mousse rose du smoothie qui déborde du bol.
Pourquoi ai-je toujours ce besoin de prouver quelque chose ? Pourquoi chaque petite victoire a-t-elle un goût amer ? Est-ce que grandir, c’est apprendre à vivre avec ses déceptions ?
Et vous… avez-vous déjà regretté d’avoir voulu aller trop vite ?